Eurydice - Interactive Video Installation
Respicere en latin signifie regarder par l’esprit,
mais aussi regarder vers l’arrière, se retourner pour regarder…
Video et specto (je vois, je regarde)…
A l’entrée de l'espace d'exposition se trouve un socle, sur lequel il y a une paire de lunette que le visiteur doit mettre avant d’entrer.
Au moment où il met ces lunettes, une lumière DEL incorporée sur celles-ci s’allume. Le senseur activera/désactivera plus tard l’image vidéo ainsi que le son, et les modulera selon l’orientation de la lumière DEL, donc selon la direction du regard du spectateur.
Celui-ci doit traverser un rideau qui recouvre l’entrée du conteneur, pour pénétrer dans le lieu de représentation. Il s’enfonce dans le monde des ténèbres.
Dans la pénombre de la pièce, il distingue un écran suspendu se trouvant au fond de la salle. Spontanément, il regardera cet écran. Mais tant que le regardeur est tourné vers le moniteur, il ne voit ni image ni lumière, et n’entend aucun son. Déconcerté, pris d’un doute (à l’instar Orphée) il fera demi-tour pour s’en aller.
Lorsqu’il se tournera ainsi vers la sortie, la lumière DEL détectera son mouvement et aussitôt la projection vidéo d’une femme lumineuse et fantomatique apparaîtra sur l’écran, derrière son dos. Une luminescence bleutée sera diffusée dans la petite salle, et une voix féminine lancera des ordres contradictoires en échos successifs : « Look at me (Regarde-moi) » et « Don’t look at me (ne me regarde pas) ».
Si le regardeur, attiré par la lumière et la voix, se retourne vers l’écran, l’image s’évanouira dans l’obscurité et la voix fondra dans un silence. Eurydice sombrera dans le néant.
L’image de la femme ne peut donc pas être vue directement par le porteur des lunettes; celui-ci peut seulement voir la lumière indirecte dégagée par l’image, réduite pour lui à une seule radiation lumineuse. Eurydice est une image qui n’apparaît que lorsque le regardeur est présent et qu’il ne regarde pas. Un regard suffit à briser l’image, comme dans le mythe un regard a suffi à tuer Eurydice une première et une seconde fois.
ORPHÉE ET EURYDICE, Le mythe
La pièce Eurydice fait directement référence au mythe grec, Orphée. Cette allégorie revisitée est un prétexte fréquemment utilisé pour exposer certains des enjeux de l’art contemporain.
Eurydice, qui va se baigner à chaque jour dans le fleuve, est épiée par Aristée, un homme aux intentions malveillantes. Un jour elle le surprend à l’espionner, et tente de fuir l’agresseur. Ce faisant, elle piétine un serpent et meurt. Son mari, le poète Orphée, ne peut vivre sans elle et part la retrouver dans le royaume d’Hadès, celui des morts. La souffrance dans ces lieux lui est insupportable, et il demande au dieu des Enfers de lui permettre de ramener sa femme dans le monde des vivants. Le dieu accepte, à condition qu’il précède sa femme, et qu’il ne se retourne pas pour la regarder jusqu’à ce qu’ils soient tous deux sortis des Enfers. Orphée avance, avance, avance dans l’obscurité, mais ne sent pas la présence de sa femme derrière lui, ni ne l’entend, ni ne la voit. Il doute de plus en plus de sa présence, jusqu’à ce que ce doute devienne insupportable. Alors qu’ils sont presque arrivés à la porte, sous les rayons du jour, Orphée se retourne pour la regarder et il la voit. Il accourt vers elle, mais elle s’enfonce dans les ténèbres, perdue à jamais.
EURYDICE, la projection évanescente
Eurydice est une installation vidéo interactive qui a lieu dans un espace clos, sombre, délimité. Ce cloisonnement favorise un regard sur soi, une méditation sur le rôle de spectateur, de voyeur. L’expérience force une prise de conscience intime de nos désirs, de nos attentes.
Les images de la femme sont composées de brefs mouvements saccadés et répétés. Chaque répétition ou changement de plan est ponctué d’un éclair de lumière brusque qui fait la transition d’une image à une autre; cela rend la luminosité indirecte non seulement visible dans la salle, mais percussive dans l’espace cloisonné.
La femme avance vers le spectateur, mais elle lui échappera toujours. Elle pourra être vu par les accompagnateurs du porteur de lunettes, mais lorsqu’elle s’avance vers la caméra, son visage sort du cadre, et échappe même au regard des spectateurs seconds. La femme recule au lieu d’avancer lorsque le porteur de lunettes se tourne vers elle, se référant encore à la perte, à la disparition provoquée par le regard posé sur elle. Eurydice est inaccessible; elle est la femme de l’autre monde, la banshee en gaélique.
Les fantômes sont souvent surnommés « apparitions ». Dans le cas de la pièce Eurydice, le fantôme recouvert de son voile blanc est une apparition qui, par le regard, est dissoute dans le néant. La figure est voilée, et la projection de l’image révèle ce voile. Les concepts de transcendance et d’immanence se tournent le dos.
Le terme « video » signifiant je vois, cette installation questionne l’objectif de ce médium en passant de la vue au regard. Le regard du regardeur est ce qui est en jeu, voilà pourquoi l’interface est une paire de lunettes attachée directement aux yeux. L’accessoire vient souligner la direction du regard. Les yeux du spectateur seront « regardés » par le senseur. Son regard sera reflété, et aura un impact destructeur. Le regardeur, pour sa part, ne voit que le lieu où est dirigé son regard, la portée de celui-ci sous la forme d’un cercle rouge pointé devant lui, illuminé par la lumière DEL. Beauty is in the eye of the beholder.
Le regardeur est à la fois Orphée et Aristée. L’un et l’autre, lorsqu’ils regarderont la femme, l’enverront de facto dans les abîmes.
Le regardeur transgresse le tabou de regarder l’imago, l’image de la mort, ce qui ne peut être vu. Eurydice, plus qu’une femme, incarne l’interdit que les mortels ne peuvent voir, mais cherchent tout de même à regarder. Le sacré est ce que l’on regarde sans voir, que l’on écoute sans entendre.
Cette installation interactive ne se veut pas une blague de mauvais goût. Elle est plus qu’une paire de lunettes qui permettent de ne pas voir; elle renverse l’interactivité prêt-à-porter. C’est une remise en question de l’essence même de la vidéo et de l’interactivité. Elle pose le regarde sur le spectateur, renversant le rôle traditionnel et confortable du spectateur-voyeur.
Si elle sait se faire désirer, Eurydice ne veut pas pourtant déplaire au public en se dérobant à son regard, en lui refusant ce qu’il veut. L’artiste veut plutôt le faire réfléchir sur son regard, sur ses attentes et ses désirs. L'exposition offre une image qui courtise et se dérobe à un regard désirant perdant ses repères; il s'agit du dévoilement d'un voile, et non de l'image.
Si la pornographie est l’exposition de l’intime qui est donné au regard de son public, la pièce Eurydice réfléchit sur l’exposé en restant ob-scène, sur ce vouloir voir en se voulant aveugle. Le regard du public est exposé.
Plusieurs spectateurs peuvent être présents à la fois, mais un seul sera le porteur de lunettes. Ainsi, les autres regardeurs pourront être témoins de ce que le porteur, lui, ne pourra pas saisir. Ils verront directement les images d’Eurydice; cela est assumé et c’est une autre manière de percevoir l’œuvre sans l’interface. Eurydice est accessible pour eux, mais reste insaisissable; ils assistent ainsi de manière privilégiée au regard non récompensé du visiteur principal. Ils voient ce que l’autre ne voit pas, et ils voient que l’autre ne voit pas. Ils assistent au regard d’Eurydice sur le spectateur.